Félicien Kabuga, accusé d’être le « financier » du génocide des Tutsi, son transfert est prêt vers La Haye ou Arusha.
À quoi pensait Félicien Kabuga au moment où il a entendu son jugement ? Le vieil homme est resté de marbre, impassible ou presque, lorsque la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a ordonné, mercredi 3 juin, son transfèrement au Mécanisme de l’ONU pour les tribunaux pénaux internationaux (MTPI). La cour a estimé que « l’ensemble des exigences légales pour permettre l’arrestation et le transfert » de celui qui est considéré comme le financier du génocide des Tutsi au Rwanda étaient « réunies ».
Selon l’issue de l’examen en cours, sa destination sera Arusha, en Tanzanie, ou La Haye, aux Pays-Bas, où le MTPI a des antennes. Dans son jugement, la cour a également rejeté la question prioritaire de constitutionnalité déposée par la défense. « Nous allons faire un pourvoi en cassation sur les deux décisions qui ont été rendues », a déclaré Laurent Bayon, avocat de M. Kabuga, avant d’ajouter : « On est dans un contexte extrêmement politique. »
Arrêté le 16 mai à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), Félicien Kabuga est inculpé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), ancêtre du MTPI, de sept chefs d’accusation, dont ceux de « génocide » et « complicité de génocide ». Agé de 87 ans selon ses dires, il veut être jugé en France, où vit une partie de sa famille. « Un transfert à Arusha ne permettrait pas à mon client de survivre, a estimé Me Bayon. Et cela ne permettrait pas la tenue d’un procès, important pour les victimes mais aussi pour lui. »
Vingt-six ans de cavale
Mardi, dans une lettre écrite à Serge Brammertz, procureur du MTPI, l’avocat a demandé que la justice internationale se dessaisisse du dossier au profit de tribunaux français. Il s’est appuyé sur le fait que la banque BNP Paribas, accusée par plusieurs ONG d’avoir financé en 1994 un achat d’armes pour des extrémistes hutu, était actuellement visée par une enquête en cours à Paris, invoquant « une similitude des faits poursuivis ». Et puis il y aurait, selon lui, le devoir de vérité : « Si vous décidiez de faire valoir la primauté de votre juridiction sur les juridictions françaises, mettant ainsi en péril la vie de Félicien Kabuga, nous prendrions le risque de renoncer à la vérité, à tout jamais », a-t-il défendu.
La santé mentale et physique de M. Kabuga est aujourd’hui au cœur de son système de défense. Demain, elle sera l’une des clés de son procès. Mais celui qui vivait en région parisienne avec un passeport émis par la République démocratique du Congo (RDC) sous le nom d’Antoine Tounga a t-il encore tous ses souvenirs ? Se rappelle-t-il avoir financé l’achat de dizaines de milliers de machettes pour armer les Interahamwe, ces miliciens hutu qui ont ensanglanté les collines du Rwanda entre avril et juillet 1994 ? Se souvient-il avoir réuni un tour de table pour financer la tristement célèbre Radio-télévision des mille collines, qu’il présidait ? Après vingt-six années d’une cavale qui l’a mené de la Suisse à la RDC en passant par le Kenya, l’Allemagne, le Luxembourg et la France, il est permis d’en douter.
Et si jamais il se souvenait avoir été le « banquier » du génocide qui a fait 800 000 morts, accepterait-il de coopérer lors de son procès ? De raconter comment il a participé à la planification de cette haine contre les Tutsi qui a plongé son pays dans une horreur absolue ? A la lueur des rares mots qu’il a prononcés au fil de ses trois comparutions devant la cour parisienne, rien n’est moins sûr. « Je n’ai rien fait », a-t-il déjà déclaré le 27 mai, après avoir insisté pour prendre la parole : « Ce sont des mensonges. Je n’ai pas tué de Tutsi alors que je travaillais avec eux et que je leur faisais crédit. »
« Tout nier en bloc »
« Dès 1995, des avocats occidentaux ont pris contact avec de hauts responsables du génocide pour les conseiller, rappelle l’historienne Hélène Dumas, chargée de recherches au CNRS. Jean Kambanda [premier ministre du gouvernement intérimaire pendant le génocide] a raconté lors de son interrogatoire par les enquêteurs du TPIR qu’un vade-mecum avait été publié pour définir les crimes qu’on pouvait leur reprocher, les peines qu’ils encouraient et même le comportement à adopter s’ils étaient arrêtés. Sur ce point, il était question de tout nier en bloc, y compris le génocide et les massacres eux-mêmes. »
En attendant un éventuel transfert puis un procès, les proches de Kabuga se mobilisent sur tous les fronts. La semaine dernière, ses enfants ont publié un communiqué pour expliquer que leur père « cumule de nombreuses pathologies depuis des années : diabète, hypertension et démence sénile sévère ». Ils ont également fait savoir qu’« ayant subi une colectomie l’année dernière, son état de santé nécessitait un accompagnement et une surveillance de tous les instants ». La veille de l’audience, une pétition a été lancée sur Internet pour s’opposer à son transfert à Arusha, « afin que la France lui laisse la chance d’être suivi par ses médecins ». En un peu plus de vingt-quatre heures, elle a recueilli près de 1 300 signatures.
Avant l’audience à la cour d’appel, les avocats de M. Kabuga avaient déjà perdu une première bataille juridique en assignant en référé l’Etat français pour violation de la présomption d’innocence. « Nous n’avons fait qu’une étape », a rappelé Laurent Bayon en quittant le tribunal. La Cour de cassation a maintenant deux mois pour se prononcer. En cas de rejet, il y aura encore un délai d’un mois pour remettre Félicien Kabuga à la justice internationale et organiser son transfert vers les Pays-Bas ou la Tanzanie.
La justice française donne son accord pour remettre Félicien Kabuga à un tribunal de l’ONU
Le Monde/ Bisonews.Cd