C’est depuis le 8 avril dernier que Vital Kamerhe, directeur de cabinet du président Tshisekedi est détenu pour enquête dans le cadre de la gestion du « programme d’urgence pour les 100 premiers jours du chef de l’État ». Ce dernier est accusé de détournements de deniers publics, corruption et blanchiment de capitaux sur deux marchés accordés à l’homme d’affaires libanais et co-accusé dans ce dossier, Samih Jammal. Qui doit être tenu politiquement responsable de l’échec de ce « programme d’urgence » initié par Félix Tshisekedi ? Et qui doit en répondre devant la justice ? Ces deux questions distinctes nécessitent des réponses nuancées, même si l’opinion semble avoir trouvé son coupable désigné : Vital Kamerhe.
Pour nombreux congolais, cet événement est historique, car c’est pour la première fois qu’un directeur de cabinet du président de la République en poste soit arrêté.
A en croire le groupe d’étude sur le Congo (GEC) Vital Kamerhe est bien plus qu’un directeur de cabinet pour Félix Tshisekedi. Il est son principal allié depuis novembre 2018 au sein du regroupement politique Cap pour le changement (Cach) qui a porté le nouveau chef de l’État congolais au pouvoir.
Pour les proches de Vital Kamerhe, le procès qui doit s’ouvrir le 11 mai devant le tribunal de grande instance de la Gombe est une cabale politique contre un rival potentiel du nouveau et de l’ancien chef de l’État lors des prochaines élections de 2023.
Sur son compte Twitter, Michel Moto, assistant du directeur de cabinet du président, prévient contre le risque d’ouvrir « la boîte de Pandore ».
Pour le GEC, au-delà des passions partisanes, l’affaire Kamerhe permet de s’interroger sur les méthodes de gouvernance utilisées lors de la première année au pouvoir de Félix Tshisekedi. Plus important encore, elle reflète des pratiques contestées dans la gestion du pays depuis le règne de Joseph Kabila, qui tirent leurs racines dans les pratiques de gouvernance qui datent de l’ère Mobutu.
Sur base de documents reçus par des sources judiciaires et gouvernementales, et des entretiens avec des hauts responsables au sein des institutions congolaises, le Groupe d’étude sur le Congo (GEC) tente de tirer les leçons des dysfonctionnements relevés sur le « programme d’urgence » de Félix Tshisekedi. La procédure judiciaire et l’audit en cours annoncés par la présidence de la République devraient conduire les autorités congolaises et leurs partenaires à une réflexion approfondie sur la redevabilité des institutions et une plus grande transparence dans la gestion des finances publiques.
Ce « programme d’urgence » était-il bien préparé ?
Le chef de l’État Congolais a dévoilé le 2 mars 2019 le contenu de son «programme d’urgence » pour ses premiers 100 jours. Pourtant, il n’y avait pas toujours pas de Parlement, ni de gouvernement de coalition en fonction.
Officiellement proclamé vainqueur à l’issue d’élections aux résultats contestés, il est soupçonné d’avoir négocié son accession au pouvoir avec son prédécesseur Joseph Kabila et subit une forte pression populaire et diplomatique pour apporter le changement promis.
GEC note que la mise en œuvre du « programme d’urgence » a été caractérisée par la méfiance et la reconstitution d’alliances, sur fond de négociations entre le nouveau et l’ancien chefs de l’État. Le gouvernement sortant, censé expédier les affaires courantes, est aussi composé de transfuges de l’UDPS de Félix Tshisekedi et de l’UNC de Vital Kamerhe, débauchés au cours de différents dialogues politiques survenus en 2016 à la veille de la fin du second mandat de Joseph Kabila. La grande coalition appelée Front commun pour le Congo (FCC), constituée autour de l’ancien président de la République à la veille des élections de 2018, continue de dominer les principales institutions du pays.
Il faut signaler que quand Félix Tshisekedi annonce, un mois après son investiture, le lancement des travaux de son programme
des 100 jours, Bruno Tshibala est encore Premier ministre. Ce dernier, comme d’autres anciens membres de l’UDPS et de l’UNC au gouvernement sortant, est considéré comme un « traître » par les membres du Cach nouvellement arrivés au pouvoir. Bruno Tshibala est un ancien secrétaire général adjoint de l’UDPS et à la tête d’une frange dissidente du parti. Sa gestion a été largement décriée par l’opposition, y compris par Félix Tshisekedi.
Pour élaborer et mettre en œuvre son « programme d’urgence », le président de la République s’est donc appuyé sur des réseaux parallèles au sein des institutions publiques, lui permettant à la fois d’éviter ses anciens alliés et de tenter de créer ses propres dépendants économiques autour de son pouvoir. Ces réseaux sont constitués d’individus au sein des ministères et des régies publiques telles que l’Office de voirie de drainage (OVD), le Fonds national d’entretien routier (Foner) et le Fonds de promotion de l’Industrie (FPI).
Une commission ad hoc composée des conseillers du président, de quelques représentants de l’administration publique contactés directement par la présidence ainsi que des représentants de quelques régies financières (et agences d’exécution) débouchera sur ce programme. Au moins trois ministres du gouvernement Tshibala affirment n’avoir été informés des projets choisis par la présidence que plus tard par leurs secrétaires généraux ou lorsque la présidence avait besoin de régulariser des projets inscrits dans leurs secteurs.
Deux dossiers sur lesquels portent les premières accusations contre Vital Kamerhe illustrent bien cette situation. L’homme d’affaires libanais, Samih Jammal, a obtenu plus que ce que prévoyait son contrat initial de fourniture de 900 maisons préfabriquées, contrat en souffrance depuis 2018. Il a décroché, sous Félix Tshisekedi, par une procédure de gré à gré, un marché d’une valeur de 115 millions de dollars de commandes de maisons préfabriquées pour ses sociétés Samibo Congo SARL et Husmal SARL. Deux sources proches des intéressés affirment avoir été introduites à la présidence de la République par un membre de famille du directeur de cabinet, sans que les ministres sectoriels ne soient informés.
Dans son rapport, GEC note qu’aujourd’hui, plusieurs types de violations ou d’irrégularités peuvent être observés dans les dossiers ouverts par la justice congolaise : absence de contrats et de devis et dossiers techniques en bonne et due forme, des factures et bons de commande incomplets.
Des dizaines de millions de dollars ont été décaissés du Trésor public sans aucun soubassement juridique. La formalisation de ces procédures de passation de marché s’est parfois déroulée rétroactivement, pendant la phase d’exécution des projets. Les avis de la Direction générale de contrôle des marchés publics (DGCMP) ont été sollicités tardivement et ignorés.
Dans le dossier de construction de 4 500 maisons préfabriquées de Samibo, le gouvernement congolais a décaissé près de 60 millions de dollars entre mars et août 2019 pour leur acquisition sans aucun contrat signé en bonne et due forme et sans aval de la DGCMP. À l’origine, le contrat signé en avril 2018 avec Samibo porte sur la construction de 900 maisons en milieu rural, des villages des jeunes répartis dans neuf provinces du pays pour un total de 27 millions de dollars. L’avenant signé un an plus tard sous Félix Tshisekedi prévoit la construction de 1 500 maisons dans cinq provinces pour le double du prix, soit un total de 57,5 millions de dollars. Pourtant, selon la loi de 2010 relative aux marchés publics, un projet d’avenant ne doit pas dépasser 15% du coût du contrat initial et doit être avalisé avant d’être signé par la DGCMP. Mais à partir du 18 mars 2019, l’argent commence à être décaissé par la Banque centrale du Congo via l’un des comptes du Trésor public logé à la Rawbank. L’ensemble des décaissements est même effectué avant que la DGCMP, saisie a posteriori, ne puisse refuser, le 18 juin 2019, la demande d’avis de non objection pour cet avenant. Pour la DGCMP, ce document signé en avril 2019 enfreint la loi sur les marchés publics en modifiant le contrat « jusqu’à bouleverser l’économie de marché » . Samibo Congo SARL bénéficiera aussi d’exonérations fiscales. En outre, le coût du transport depuis les ports de livraison, dont certains sont situés à l’extérieur des frontières du pays, est assumé par le gouvernement congolais. À ce jour, moins de 400 maisons préfabriquées ont été livrées et installées à leur destination finale. « Sur un total de 1 500 maisons préfabriquées commandées,
1 200 sont déjà livrées, soit 80%, par la société Samibo et 300 déjà fabriquées n’attendent que leur chargement et expédition vers le port de Matadi », assure Vital Kamerhe.
Cela n’empêchera cependant pas l’homme d’affaires Samih Jammal de décrocher un second marché de gré à gré pour la construction de 3 000 maisons préfabriquées en faveur des policiers et militaires pour un montant de 57,5 millions de dollars32. Une fois de plus, il n’y aura aucun contrat entre le gouvernement et l’entreprise de Samih Jammal. Sa société Husmal SARL, qui bénéficie de ce second marché, a été créée le 23 avril 201933, trois semaines avant l’émission de la facture de 57,5 millions de dollars.
Au mois d’août 2019, le gouvernement débloque un montant de plus de 2 millions de dollars comme acompte. Toutes ces opérations n’auraient pas pu être menées officiellement sans le quitus des ministres du Budget et des Finances et de la Banque centrale du Congo. Plus de la moitié de cette somme est retirée en liquide en plusieurs retraits sans susciter d’alerte de la Rawbank. Son directeur général, Thierry Taeymans, a été brièvement arrêté, avant d’être remis en liberté provisoire. Il a quitté son poste pour rester simple administrateur de la banque, déjà au cœur de plusieurs scandales au Congo. Selon le parquet de Matete, Vital Kamerhe et Jammal Samih ont détourné en tout plus de 50 millions de dollars américains.
La gestion des marchés attribués à Samibo Congo SARL et Husmal SARL ne sont qu’un exemple du dysfonctionnement dans la chaîne des dépenses publiques dans le « programme d’urgence » du chef de l’État.
Qui est le vrai responsable?
La démarche du cabinet du président dans l’élaboration et la conduite du « programme d’urgence » pose également un sérieux problème de redevabilité et de responsabilité. Qui doit être tenu politiquement responsable de l’échec de ce « programme d’urgence » initié par Félix Tshisekedi ? Et qui doit en répondre devant la justice ? Ces deux questions distinctes nécessitent des réponses nuancées, même si l’opinion semble avoir trouvé son coupable désigné : Vital Kamerhe. D’autant que, les faiblesses systémiques dont a hérité Félix Tshisekedi et son directeur de cabinet ne peuvent pas leur être entièrement attribuées. Elles ont caractérisé les régimes précédents. Dans un rapport de 2015 sur la gestion des dépenses publiques, la Banque mondiale se plaignait déjà de l’existence des « réseaux parallèles et des structures publiques fonctionnant hors budget ». « Les considérations politiques conduisent à des situations où l’allocation des crédits contourne les instructions relatives à l’exécution de la loi des finances », relevait l’institution financière internationale.
Depuis, des entretiens réalisés avec des responsables du FMI et de la Banque mondiale confirment que ces pratiques perdurent avec le nouveau gouvernement, malgré les promesses du nouveau chef de l’État de lutter contre la corruption et la dilapidation des ressources de l’État.
Le contexte politique difficile des premiers mois explique en partie le recours à des structures parallèles pour conduire le « programme d’urgence ». Mais cette mégestion est devenue un obstacle majeur dans la construction et la réhabilitation des infrastructures de base. Ainsi, Félix Tshisekedi et son allié Vital Kamerhe n’auront pas réussi à tenir leur premier pari de construire et de réhabiliter de manière urgente quelques infrastructures de base à travers le pays. La faute à plusieurs facteurs : absence de planification, opacité dans la gestion des dépenses publiques, climat politique de méfiance, mais surtout détournements des fonds alloués à ces travaux. C’est ce dernier élément qui justifie l’interrogation sur la responsabilité des uns et des autres devant la justice. Le directeur de cabinet du chef de l’État serait-il le seul à répondre de cette situation ?
Recemment, dans sa défense pour les deux affaires portées devant le tribunal de grande instance de La Gombe, Vital Kamerhe, lui, renvoie la responsabilité première aux ministres sectoriels : il n’aurait signé ni le contrat avec Trade Plus, ni celui avec Samibo et n’aurait agi que suivant le principe de continuité de l’État. Ce que contestent les différents ministres, rappelant qu’ils n’avaient été associés à la procédure de sélection et n’avaient agi que pour formaliser les décisions prises à un niveau supérieur.
Cette justification pourrait s’avérer insuffisante pour les dédouaner. L’Odep insiste sur la responsabilité des ministres des Finances et du Budget qui sont « deux intervenants majeurs dans la chaîne de la dépense publique de l’époque ».
Il y a enfin lieu de s’interroger sur la responsabilité du chef de l’État dans la gestion de son « programme d’urgence ». À son arrivée au pouvoir, Félix Tshisekedi et son camp politique ne semblent pas peser lourds, en terme de rapports de force, face à la coalition de son prédécesseur, Joseph Kabila, qui domine toutes les autres institutions. Au lendemain de l’investiture, dans un communiqué daté du 25 janvier 2019, son directeur de cabinet, Vital Kamerhe, soumettait alors tous les « engagements et liquidations des dépenses publiques » à une autorisation préalable du président de la République jusqu’à la mise en place du nouveau gouvernement, en septembre 2019. Et malgré les équilibres politiques, aucun contre-pouvoir n’a semblé jouer son rôle.
Les charges retenues contre Vital Kamerhe portent sur deux projets de construction de 4 500 maisons préfabriquées dont au moins 3 300 sont destinées aux militaires et policiers. Cette affaire qui retient l’attention des Congolais depuis quelques semaines ne représente pourtant qu’une portion des projets du « programme d’urgence pour les 100 premiers jours du chef de l’État »sur lesquels différents parquets à travers le pays mènent des investigations. Dans l’ensemble, ces enquêtes portent sur des projets couvrant plus de 70% du budget initial du programme. Des projets qui peinent à être menés jusqu’au bout, en raison notamment des possibles détournements des fonds.
Les affaires judiciaires en cours révèlent des failles dans la gestion des finances publiques, notamment la tendance, de la part du nouveau régime, à se baser sur des institutions parallèles pour conduire les affaires de l’État. Une situation qui conduit à une dilution des responsabilités. Ces pratiques, amplifiées par le contexte politique volatile depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, ne sont pas nouvelles. Elles ont caractérisé la gestion de l’État en RDC depuis des décennies et ont été souvent décriées par des organisations congolaises et des partenaires financiers de la RDC. Le nouveau président serait-il victime, malgré sa bonne foi, d’un système et d’un ensemble de « normes pratiques » de gouvernance opaque dont la force est incontournable ?Aurait-il cédé aux tentations qui viennent avec le pouvoir ?
Dans le discours de présentation de son « programme d’urgence », le président Tshisekedi annonçait sa volonté de réformer l’État afin de lutter efficacement contre la corruption, de promouvoir la bonne gouvernance, en insistant sur l’intégrité et l’irréprochabilité des ministres.
Il sied de signaler également que les insuffisances dans l’exécution du « programme d’urgence » rappellent l’importance non seulement de veiller à la promotion de la bonne gouvernance, mais
aussi de promouvoir le changement dans la conduite même des affaires publiques en RDC. Pour permettre aux autorités de réaliser leurs promesses d’un véritable changement, il est impératif d’encourager un contrôle parlementaire régulier et minutieux, une démarcation claire entre les pouvoirs des différentes institutions, et surtout le respect des règles de passation des marchés publics et d’ordonnancement de la chaîne des dépenses.